Je me lance. Je vais présenter une esquisse de ce qui serait un suprême paradoxe si j’en parlais, mais qui demeure un exercice si je ne fais que l’écrire, une splendide aporie, problème insoluble et pourtant inévitable : parler du Silence.
Pris de vertige, je prends le mot « silence » tel qu’il me viens, et en opposition j’en entrevois la polarité première qu’est le bruit, envisageant le silence comme étant l’absence de bruit, absence de son, mutisme.
Le Silence peut donc être défini comme absence de bruit, et nous tenons donc une définition commune… du moins nous semble-t-il, car bien vite la notion de bruit se montre relative : un bruit est un son jugé indésirable. Mais indésirable pour qui, jugé ainsi par qui ? Albert Camus nous interroge, d’ailleurs, sur ce qu’est un jugement, à savoir « qui oserait me condamner dans ce monde sans juge, où personne n’est innocent ? » (Caligula, Acte IV, Scène XIV).
Et si le bruit est un son indésirable, alors le Silence est l’absence de son ? Et qu’est-ce que le son ? Une vibration physique de l’air, voire d’un autre support, comme l’eau, dans laquelle se propagent les sons.
Ainsi, le « vrai » silence n’existe pas, car il y aura toujours du son, un moindre bruissement d’air, un oiseau alentour, un moteur au loin, une vibration quelconque… Même pour les sourds, le silence total n’existe pas : ils perçoivent les vibrations et maîtrisent le concept de silence qu’ils définissent comme absence de mouvement et qu’ils symbolisent ainsi triangulairement : de la verticalité à l’horizontalité… Le signe du silence en LFS, la Langue Française des Signes]
Ainsi, sur notre Terre, il n’y a jamais de réel silence. Alors que l’univers et l’espace, eux, vides d’air et d’éther, seraient des immensités infinies de silence ? Dans l’Univers, pas de son, seulement du Silence ? Aucune vibration porteuse d’une quelconque information ? Les Dieux seraient-ils muets dans l’Univers ? Quid alors du Logos originel, du Verbe ?
On retrouve ici ce problème insoluble, cette aporie qui fait d’ailleurs l’objet, dans le bouddhisme zen Japonais, du kōan initiatique suivant : « L’arbre qui tombe dans la forêt, fait-il du bruit si personne ne l’entend ? »
Pris par le vertige de ces questions, on peut continuer sur un autre axe de perspective, sur lequel le silence se définit comme s’opposant à la voix, à la parole. Le silence est alors la volonté, ou l’obligation, de se taire.
Cette approche est tout aussi vertigineuse, et les considérations concernant le Silence sont mystère depuis des millénaires.
Le concept de silence est porteur, depuis l’origine, de ce triptyque qu’est l’absence de bruit, comme phénomène extérieur, mais aussi le fait de ne pas faire de bruit, et l’action consciente de se taire, c’est-à-dire : soit d’arrêter sa parole (volontairement ou non), soit de s’abstenir, de ne même pas commencer à exprimer sa pensée…
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En 1327, « garder sa silence » (au féminin) était reconnu dans le recueil « l’Art et la Science de parler et de soy taire » ; c’était aussi une punition monastique que d’être « mis en silence ».
(zapper sur le TLFi (atilf.fr), Trésor de la Langue Française Informatisé)
Dès avant l’ère chrétienne, les érudits latins débattaient déjà sur la signification et la portée de l’annotation « silence » (« ST ») dans les pièces de théâtre grecques antiques qui les précédent de plusieurs siècles : fallait-il « jouer » ce silence ? Comment fallait-il l’interpréter ?
Étymologiquement, le mot nous vient du latin silens (silencieux, inerte, inactif), participe adjectivé de sileo, issu de l’indo-européen sē(i), idée de « laisser tomber, semer, permettre ».
En Japonais, il existe 3 idéogrammes distincts : pour signifier d’une part l’absence de son, et un autre pour l’absence de parole, un troisième pour faire silence à quelque chose.
Dans l’hindouisme, le terme sanskrit « nāda » (qui, étrangement, signifie en Espagnol « rien du tout, vide, absence »), le terme sanskrit « nāda », donc, est utilisé pour des sons qui peuvent être intérieurs, permettant un contact avec le divin. Le Nada-yoga est une pratique qui va jusqu’à décrire dix étapes de l’‘écoute de ce son intérieur, que nous, occidentaux, appelons simplement « silence ».
Clin d’œil de la linguistique humaine, un proverbe sanskrit énonce tout autant que « le silence est la parure de l’ignorant dans l’assemblée des sages ».
On touche là toute la magie du devoir de silence des apprentis-sages, comme composante de nombreux chemins initiatiques.
Dès le Vème siècle de l’ère chrétienne, l’Algérien Aurelius Augustinus d’Hippone, dit Saint Augustin, nous rappelle dans son Sermon 288 que voix et Parole ne sont pas la même chose, et que là où Saint Jean Baptiste est la voix qui annonce, il s’efface devant le Christ qui est la Parole. Linguiste et grammairien, Saint Augustin nous rappelle ainsi que la voix ne sert à rien s’il n’y a l’idée qui la surpasse.
C’est encore dans son Sermon 288 qu’il s’adresse ainsi aux apprentis disciples, je cite : « Si votre patience, si votre ardeur paisible, si votre attention silencieuse me le permettent, je vous dirai avec l’aide du Seigneur ce que le Seigneur m’inspire de vous dire ; et pour vous dédommager de votre attention, de votre application, je ferai sûrement pénétrer dans vos oreilles et dans vos cœurs des vérités qui touchent à un profond mystère. »
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L’on voit que cette présente esquisse, qui débute d’un point central qu’est le silence, m’a permis de tracer un segment opposant diamétralement la notion de son comme vibration et la notion de bruit comme dérangeant et non-pertinent. De ces polarités, je me suis permis d’entamer un tour de la question lié à la parole, à la voix, et cela m’a bien vite amené à tracer du volume à cette base, élever une dimension temporelle qui m’a entrainé dans les civilisations antiques, et vers une dimension spirituelle où mon ignorance a cru pouvoir côtoyer la sagesse et le divin.
Dans le Premier Livre des Rois, au Chapitre 19, verset 12, l’Éternel visite le Prophète Élie sous la forme, nous dit la Liturgie moderne, de « murmure d’une brise légère ».
Mais remontons dans le temps passé des traductions, qui nous disent que l’Éternel est effectivement « un murmure doux et léger » (Bible de Louis Segond, en 1910), Il était « une voix douce et subtile » dans la Bible Française de John Nelson Darby (1859), « un son doux et subtil » (Bible de David Martin, en 1744), et la Torah moderne francophone mentionne aussi « un doux et subtile murmure ».
Mais avant ces traductions modernes, dans la version dite du Roi Jacques 1er d’Angleterre, en 1611, l’Éternel était « une petite voix immobile », et, de fait, le Targum antique, qui est la traduction de l’hébreu biblique en Araméen courant, décrit la visite de l’Éternel à Élie comme « la voix qu’on loue dans le silence ».
C’était, alors, leur traduction en Araméen de la version Hébraïque qui en réalité décrit à l’origine « qol demama daqqa » : l’Éternel est « une voix de fin silence », « une voix de silence tenu ».
On doit à Michel Masson, professeur d’Hébreu à la Sorbonne Paris III, d’avoir analysé les traductions anciennes, médiévales et modernes, de ces trois mots « qol demama daqqa », étude publiée dans la Revue de l’histoire des religions n° 208, et dans son ouvrage « Élie ou l’appel du silence », en 1992.
Attiré par cet apparent oxymore mystique du Logos se faisant Silence, j’ai été conduit à entr’apercevoir l’Alpha (mais pas l’Omega) des volumes sacrés : j’ai rencontré l’Aleph Hébraïque.
L’alphabet Hébraïque, l’Alephbeth, contient 22 lettres, qui sont toutes des consonnes, et seulement des consonnes, toutes sauf une, la première : l’Aleph.
L’Aleph n’est pas une consonne, mais il n’est pas une voyelle non plus, il ne se prononce jamais seul : il est la lettre du silence. Il annonce ce qui suit, il influence la prononciation des lettres qui le suivent, leur portée, leur sens.
Or l’Aleph est omniprésent dans la Genèse, porteur de sens toujours, mais jamais traduit car intraduisible.
Écrit en minuscule, , le symbole de l’Aleph est une tête de bovin (bœuf ou taureau). Il est l’humilité, l’abnégation, le travail de la terre, la semence, la patience, l’espérance.
Sa majuscule, elle, est symbolisée par le Vav qui engendre la vie, entouré en bas à gauche par un Yod terrestre du devenir et en haut à droite par un Yod de la présence du monde en soi. C’est l’unité, la puissance, le Maître (dans le sens de master, maestro), le lien entre la terre et le ciel. Sa valeur est 26, qui est la valeur du Tétragramme Divin.
Ainsi, le silence a son symbole, et quel symbole… qui me conforte dans ma foi en une continuité universelle du sens de toute chose. Le silence, pseudo-vide, est créateur de sens, lieu de création.
Tout comme en musique, l’art des sons, des vibrations et du temps, où le silence a toute sa place : des pauses, demi-pauses, des soupirs, demi-soupirs, qui arrêtent le son, suspendent le temps…
« Suspendre le temps, oui, mais pendant combien de temps ? »… Autre aporie, autre kōan…
Le silence se pose entre deux notes, entre deux vibrations, il est une cassure dans le continuum des sons. Mais placez deux silences et déjà un rythme se crée, une pulsation nait de l’absence de son.
Les silences font partie de l’œuvre, ils sont dans la partition.
Mieux, souligne Sacha Guitry qui écrit en 1947 en parlant de Mozart : « Ô privilège du génie ! Lorsqu’on vient d’entendre un morceau de Mozart, le silence qui lui succède est encore de lui. »
Aldous Huxley soutenait en 1928 dans Contrepoint que « le silence est aussi plein de sagesse et d’esprit en puissance que le marbre non taillé est riche de sculpture. »
Il faisait là référence à Michel Ange, qui affirmait, je cite, qu' »il y a dans les blocs de marbre des images somptueuses ou fondamentales, si tant est qu’on soit capable de les en arracher. Car tout ce qu’on peut concevoir, le marbre le renferme en son sein ». Et Michel Ange ajoute : « mais il n’y a qu’une main obéissante qui puisse l’en faire éclore. »
Alors, paraphrasant Michel Ange, on peut affirmer avec Aldous Huxley qu’il y a, dans le silence, du divin ; si tant est qu’on soit capable d’une oreille et d’un cœur obéissants qui puissent l’en faire éclore. Ce à quoi nous incitait Saint Augustin tout à l’heure.
De toutes ces considérations, l’on peut comprendre pourquoi le silence intimide. Car, avant toute éclosion initiatique, il peut être pesant, angoissant. Il est aussi la mort, le vide, le néant.
Mais, là, comme je me trouve grisé et enjoué par le vertige de ces pistes de réflexion entrevues, le silence, présentement, ne m’est pas angoissant.
Le fait de travailler concrètement sur la dimension spirituelle du silence me permet de m’imprégner de mots, de sens, d’un sens profond des choses du monde.
Je me sens être monté dans de bien hautes sphères, et je dois maintenant redescendre en verticalité et retourner me taire.
Si je suis souvent tiraillé entre la peur de me taire trop, et la peur de trop parler, je suis plus apaisé maintenant. Après que j’ai esquissé ce présent travail, mon silence ne sera plus le même que ce qu’il était.
Aussi, assumant mon statut d’apprenti rédacteur, je vais retourner honorer mon devoir de silence, et le recevoir comme une chance qui m’est donnée d’écouter en silence.