J’ai un goût certains pour les mystères, et j’aime à mentionner, entre autres, les rivières Arcadiennes.
Je me réfère en cela à ce que l’Arcadie peut transporter comme flot symbolique et mythique. Je ne vais pas détailler ici combien le mythe de l’Arcadie vibre encore aujourd’hui ; cela méritera un article spécifique.
Toujours est-il que le mythe Arcadien est encore très présent dans des noms de lieux, d’œuvres artistiques, de cuvées, et au travers de signes plus ou moins cachés au travers de formes discrètes aux yeux profanes.
Ainsi sont les mythes et les symboles : ils nourrissent chacun, selon ses possibilités ou ses envies de les percevoir.
Mais, où en étais-je ? ah, oui, Et in Arcadia ego…
C’était en Arcadie, donc, région centrale de la péninsule du Péloponnèse, région montagneuse, pays de l’Ours, Arkd, celui-là même du Roi Arkd-hur.
Robert Graves, dans son Volume 1 des Mythes Grecs, mentionne (p. 203), cette tribu Arcadienne venue de Palestine, pays du Clan biblique de Bela, du roi Belos.
Et les auteurs grecs anciens, tout comme certaines traditions hébraïques Africaines, nous disent que Danaos, le fils du roi Belos, amena cinquante filles en Arcadie, en y introduisant ainsi le culte de la Déesse Mère, devenue Artémis, arkt-emis, la Grande Ourse, celle-là même de la constellation.
C’est cette même Arkt-emis qui donna son nom à Arduina, que les migrations essaimèrent vers les Ardennes, qui prirent son nom avec les Francs Sicambres.
Ainsi, des Francs au Roi Ark-urh, et par-delà l’océan en Acadie, avec tous les Acadiens et toutes les Acadiennes dont la chanson se souvient, et qui en sont des héritiers.
Un flot de récits, donc, comme une rivière dont on peut suivre la trace, d’Orient en Occident…
Mais, où en étais-je ? ah, oui, une seconde fois, Et in Arcadia ego…
En Arcadie, qui est symbole d’un mythique paradis pastoral, se jouent aussi des tragédies.
L’Alphée, principale rivière de l’Arcadie, est un Dieu-Fleuve dont la mythologie nous conte qu’il était amoureux de la nymphe Aréthuse.
À cause de cela, celle-ci fut exilée en Sicile, par la jalouse Artemis ; jusqu’en Sicile, de l’autre côté de la Mer Ionienne, à 300 miles marins, plus de 500 km.
Le fleuve amoureux, Alpheios, réussit à passer sous la Mer et à rejoindre Aréthuse. La rivière Arcadienne est donc passée sous les flots, sous l’écume des jours humains, invisible au regard des marins, pour s’unir à Aréthuse et devenir source à son tour.
Rivière Alphée, Alphaios, qui vient de l’hébreu « alph », signifiant « croissance, apprendre, enseigner », issu de l’araméen « alpay », « celui conduit le troupeau ».
Il est étroitement lié à la citée d’Olympie. Il coule au sud du sanctuaire, et il était représenté sur le fronton Oriental du grand Temple. Alphée est navigable et le matériel pour construire le temple a été transporté par radeaux, sur la rivière.
Figurons-nous cela : une rivière divinisée, à la source de peuples libres, qui a permis de construire Olympie et de la nourrir, et qui se glisse sous les flots marins pour resurgir, en tant que source – source d’un nouveau cours d’eau.
C’est ce mystère des Traditions, telles des rivières Arcadiennes qui me fascine : elles peuvent sembler disparaître, se perdre dans un océan ou dans la nuit des temps, mais leur courant ne meurt pas, elles savent resurgir plus loin, plus tard ; et on pourra même les appeler Source, alors.
N’oublions pas, d’ailleurs, qu’une source n’est autre qu’une résurgence d’une onde jusqu’ici invisible car souterraine. À cette onde, que le profane nomme source, l’initié puise un sens plus profond, un sens en amont, une involution, une connexion avec l’Origine, avec un ‘O’ majuscule, et « au commencement était le Logos »…
Et puis immédiatement la source devient ru, le ru ruisseau, le ruisseau rivière, la rivière fleuve, et le fleuve océan. D’où mes réflexions sur la Rivière.
Dans notre langue Française, fort teintée de cartésianisme, nous faisons ces distinctions, entre ruisseau, rivière, et fleuve ; du moins, sommes-nous censés avoir appris à clairement les différencier : la Gironde est un fleuve, alors que son affluent Garonne est une rivière, au même titre que sa sœur la Rivière Espérance Dordogne. Et l’Aude, plus modeste pourtant, elle, est un fleuve puisqu’elle se jette directement dans la mer.
Mais nous aimons nommer fleuve les cours d’eau d’importance. Ainsi, pour nous, ce sont Quatre Fleuves qui partagent le Paradis, en Genèse 2:10, alors que pour la plupart des autres langues ce sont les Quatre Rivières du Paradis.
Marius Schneider, anthropologue spécialiste des symboles et des mythologies antiques, nous rappelle que pour les indouistes aussi, quatre radii coulent au pied de l’arbre cosmique du paradis.
Dans son dictionnaire des Symboles, Juan-Eduardo Cirlot nous rappelle que l’Euphrate, pareillement une des quatre rivières de la Mésopotamie antique, est un élément géographique symbolique Traditionnel. Il est l’équivalent du fluide cosmique qui traverse le monde matériel de Babylone, et ce, dans les deux directions d’involution et d’évolution.
Alors que selon Héraclite, qui refusait les doctrines ésotériques, la rivière est symbole du temps, de la nature irréversible de l’évolution.
Mais alors, si la rivière partage le monde, elle serait plus diabolus séparateur que symbolus conciliateur, en fin de compte ?
En fait, qu’est-ce qu’une rivière linguistiquement ?
La boulangère fait la boulange, elle est à la boulange, la cafetière fait le café, elle est au café, et la rivière ? La rivière, elle, est à la rive, elle fait la rive.
Et cela peut nous inspirer plusieurs voies méditatoires.
La rivière, la regarde-t-on, posté sur la rive, passer devant soi ? Elle symbolise, alors, la limite de notre territoire, de la commune, ou du pays dont elle est souvent frontière. Il y a « chez nous », et il y a « en face ».
La rivière va apporter eau et nourriture, ou bien dévastation, mais elle va ne faire que passer sur notre territoire.
Ou bien, si je suis plus nomade que sédentaire, elle deviendra un obstacle sur mon chemin, un obstacle à traverser, faisant alors de moi un voyageur déterminé qui ne me laisse pas détourner de ma route : je vais m’appuyer sur ma persévérance, je vais devoir passer, fut-ce à la nage, à gué, ou bien je construirai des ponts.
La rivière deviendra alors le symbole de ma marche en avant, de ce que j’ai dû traverser pour évoluer : j’aurais été baptisé de son eau en la traversant, et j’aurais fait preuve de persévérance en continuant ma propre route.
Ou bien encore, autre possibilité, la rivière sera peut-être plus forte que ma volonté initiale de traverser, et alors son flot m’emportera.
Que sommes-nous, en ces cas-là ? Qui sommes-nous, quand le flot de ce qui nous arrive est plus fort que notre volonté première ?
Parfois, on se débat et on lutte, pour revenir en arrière, sur la berge ou pour rejoindre l’autre rive, coûte que coûte. Mais quoi qu’il nous en coûte ?
Parfois l’on doit s’abandonner au destin du flot qui nous emporte, avec ou sans peur du naufrage… C’est selon la Foi de chacun.
Ainsi, restons vigilants, car il peut nous arriver de partir à la dérive au lieu de rester sur la berge…
Partir à la dérive, dériver… Il se trouve qu’on nous enseigne, au lycée, que c’est la dérivée d’une fonction qui nous indique une vitesse instantanée.
La dérivée, la vitesse à un instant t, est déterminée par une tangente sur une courbe.
Une tangente c’est une ligne droite : c’est la direction que suivrait la courbe… s’il advenait, d’un coup, qu’elle ne fût plus courbe.
Dérivée, tangente, courbe, ce ne sont pas des termes seulement mathématiques. Ce sont des termes utilisés par les mathématiques, mais qui ont un sens linguistique plus général, et qui semble porter un paradoxe.
En effet, prendre la tangente, c’est quitter le chemin prévu, tracé d’avance, c’est quitter nos trajets de vie, se mettre à dériver, à quitter la rive, se laisser porter par la rivière. Est-ce vraiment tirer une droite ligne ?
Nos chemins de vie sont comme des courbes, nos vies semblent être courbes, plus ou moins accidentées, selon le parcours de chacun.
Or, pour qui travaille à une certaine droiture, droiture dans sa façon d’avancer et de se tenir sur son chemin, droit dans le respect et la transmission, et, par incidence, droiture de trajectoire, en vigilance et persévérance, partir à la dérive ne se peut concevoir.
C’est donc ici que le paradoxe m’assaille. Si nos chemins sont courbes et que nous travaillons à plus de droiture, alors en allant droit nous traçons une tangente, et donc une dérivée, et donc nous… dérivons ?
Voici donc où m’amène la rivière, celle qui fait la rive : quand je quitte la rive, je dérive, je perds mes repères, alors que pour dériver je dois tracer une droite tangente… paradoxalement…
Je me trouvais là dans ces réflexions, au milieu du gué, lorsque m’est apparue une réponse à cela.
C’est que, aller droit ou de travers, ce n’est, en fait, qu’une question de relativité de point de vue.
De fait, nous savons depuis plus de cent ans maintenant, depuis la relativité générale d’Albert Einstein, que les trajectoires ne sont pas des courbes, mais sont rectilignes… C’est l’espace-temps qui, lui, est courbe, courbé par les forces de gravitation.
Dans son propre repère, la Terre file droit dans son Espace et son Temps. C’est le Soleil qui, par sa force d’attraction, fait plier l’Espace autour de lui et incurve, relativement à lui, notre trajectoire.
Cette découverte implique un changement drastique de paradigme, un changement ontologique de la manière d’appréhender le monde, de comprendre que, pour la rivière, que nous voyons courbe, elle, elle va au plus direct vers l’océan : en effet, chaque goutte de son eau ne peut qu’aller au plus direct. Pour elle, sa dérivée est effectivement au plus droit.
Le paradoxe est levé : dériver, c’est bien aller droit en faisant abstraction du repère déjà obsolète, que serait la rive pré-tracée, courbe.
D’ailleurs, une petite explication sur la courbure : la gravitation est provoquée par la masse, qui elle-même est définie par la quantité de matière.
Or, la matière n’est que du vide : un grand vide entre les noyaux des atomes et leur nuage électronique ondulatoire.
Ce qui fait matière, ce qui fait la masse, et donc ce qui fait la force de gravitation d’un corps, sa puissance de courbure de l’espace-temps qui l’environne, c’est l’énergie qui lie les atomes entre eux, c’est l’intrication des atomes et de leurs quanta d’électrons.
Je me répète : ce qui fait attraction, c’est l’énergie d’intrication des atomes, au même titre que ce qui fait la force de toute société, c’est la communion de ses membres.
Car si les étoiles, les planètes, les satellites et les pommes Newtoniennes ont une trajectoire dictée par la gravité, par l’énergie des corps alentour, pourquoi en serait-il autrement pour nous, humains ?
De fait, nos trajectoires de vie sont influencées par nos proches, et d’autant plus influencées sont nos vies, que l’intensité de nos liens est forte, que l’énergie échangée, positive comme négative, est intense.
Ainsi, nous suivons le cours de nos vies, sur un temps qui peut nous sembler rectiligne, ou bien nous sembler courbe, méandrique, attirés ou répulsés que nous sommes par les énergies de nos semblables.
Alors, afin d’éviter d’être en errance, indéfiniment, au seul gré des attractions et répulsions de chaque jour, pour éviter d’être des fétus de paille sur une onde capricieuse, nous nous construisons, contre cela, une droiture, une équerre, une morale personnelle qui fera de notre parcours un chemin plus architecturé que s’il n’était qu’un anarchique flot furieux d’un torrent de montagne.
Ainsi, de fol torrent erratique, nous nous faisons rivière, nourris de nos rencontres, et nous avançons vers l‘Océan ultime.
Et ce travail-là, c’est exactement comme quand, sur une courbe, en classe de mathématiques, nous faisions DELTA X sur DELTA T pour trouver et tracer la tangente à la courbe en un point précis. C’est ce que nous faisons ici et maintenant, en prenant un temps pour soi, scripteur et lecteur.
La tangente que nous traçons ensemble, en décalé certes mais en partage, nous donne une indication sur la vitesse à laquelle nous avançons dans nos vies, ensemble et pour chacun de part de vers soi.
En cet instant précis maintenant, nous extrayant du monde, de notre vie qui court, nous faisons un point pour prendre la tangente. Je n’affirme pas que nous fassions cela seulement ici, mais j’affirme que c’est un bel espace-temps pour quitter la rive et faire rivière.
Rémy Durand, 25 octobre 1621 et 6 décembre 2023 – La Rivière